Retour Sur Le Mixage De L'Album Pride: Entretien Exclusif Avec Dominique Blanc-Francard
"L'humilité est le contrepoison de l'orgueil" écrivait Voltaire. La sincère humilité qu'a constamment manifesté Dominique Blanc-Francard durant plus de cinquante ans d'une carrière exceptionnelle de musicien, d'ingénieur du son et de producteur, aura pourtant (très) bien servi l'Orgueil de Robert Palmer, soit le titre d'un album mixé par "DBF" à Paris, sorti au printemps 1983 et qui restera parmi les préférés du chanteur jusqu'à sa disparition en 2003.
Quelques années après la publication de ses mémoires passionnants - It's A Teenager Dream (aux éditions Le Mot Et Le Reste) - et en exclusivité pour ce site, Dominique Blanc-Francard revient avec la même simplicité, des souvenirs précis et un enthousiasme intact sur sa collaboration avec Palmer: "Un super moment de studio!"
Comment avez-vous été amené à mixer l'album Pride de Robert Palmer?
DBF: J'ai été contacté par Martine Valmont, la productrice de Marie Léonor (chanteuse ayant repris 'Johnny And Mary' en Français et collaboré à plusieurs reprises avec Palmer entre 1980 et 1982) avec qui je travaillais assez souvent. Elle m'a dit que Robert avait très envie d'essayer de mixer son album en Digital au Studio Continental avec moi.
Selon vous, qu'est-ce qui a été déterminant dans cette envie? Votre riche expérience - notamment marquée par des débuts plus que stimulants au Château d'Hérouville de la grande époque, celle du compositeur Michel Magne, à côtoyer Pink Floyd, Elton John, David Bowie, T. Rex, Cat Stevens,... et leurs producteurs? Votre façon de travailler - avec ce côté un peu bricoleur du son transmis par votre père, ingénieur à la Radiodiffusion-Télévision Française? L'équipement de votre studio?
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DBF: Je pense que c'est un peu tout ça... J'avais déjà une forte réputation en France, un studio à la pointe de la technologie, et je venais de mixer un numéro un mondial avec Pop Muzik par le groupe M de Robin Scott, que Robert aimait beaucoup. (Pour l'anecdote, c'est le claviériste français d'origine béninoise Wally Badarou qui joue sur Pop Muzik. Le même Badarou fera plus tard partie des Compass Point All Stars, groupe monté à Nassau par Chris Blackwell pour accompagner certains artistes de son label Island. Il sera ainsi crédité sur l'album Riptide de Palmer en 1985)
Parlez-nous un peu du studio Continental de la rue des Martyrs à Paris, dans lequel vous avez tant investi et où sont nés des dizaines de tubes de la première moitié des années 1980? Qu'est-ce qui rendait ce studio si prisé si ce n'est vous?
DBF: Le studio Continental était un concentré de hautes technologies: une super acoustique, grâce au travail de l'américain Tom Hidley qui était le meilleur constructeur de studios de son époque (il a, par exemple, conçu le fameux studio Record Plant de Los Angeles où ont été enregistrés les albums mythiques 'Rumours' de Fleetwood Mac et 'Hotel California' des Eagles), plus une console Neve et le système numérique 3M 32 pistes... le tout entre de bonnes mains. Je pense que ça devait faire envie!
Que représentait pour vous la perspective de travailler avec Robert Palmer? La promesse excitante de nouvelles expérimentations sonores? Un travail de plus dans un planning déjà bien chargé? Autre chose?
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DBF: Bien plus que ça! Johnny And Mary a été pour moi le tournant de la Punk Wave vers la New Wave, le premier tube tout électro de la fin des années 70. J'étais ultra fan de Robert Palmer! Le rencontrer et encore plus pouvoir travailler avec lui était absolument dingue pour moi!
Vous souvenez-vous quand a commencé et sur quelle période s'est déroulé le mixage de Pride?
DBF: D'après mes souvenirs, c'était fin 1982. Cela a été très court, peut-être dix jours au maximum.
Palmer était-il présent pendant tout le processus de mixage ou échangiez-vous à distance?
DBF: Robert était toujours présent mais, bien qu'à l'époque nous n'avions pas d'horaires de travail définis, lui ne voulait pas travailler le soir. Il me disait que le travail, c'était la journée, et que le soir, c'était pour se détendre ou s'amuser! Ce qui était rarissime. La plupart de mes journées ne finissaient pas avant 3 heures du matin!
En tant que producteur du disque, s'est-il montré très directif ou disposiez-vous d'une certaine liberté de proposition?
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DBF: Comme tous le gens intelligents et talentueux, il laissait beaucoup de place aux autres et n'intervenait que pour arrondir un angle ou choisir entre plusieurs idées. Nous avons enregistré pas mal de voix aussi... mais il ne voulait pas aller chanter dans le studio. Il avait apporté son propre micro, un magnifique Neumann M-49 qui revenait de révision (Palmer l'utilisait toujours vingt ans plus tard, comme en atteste le livret de son ultime album 'Drive' qu'il a lui-même rédigé!), et il chantait assis derrière la console. Au casque évidemment. Comme moi...
Au moment où vous avez commencé à travailler, la totalité de l'album avait-elle déjà été enregistrée?
DBF: Oui, tous les morceaux étaient finis, à l'exception d'un titre que nous avons enregistré en direct dans la Control Room, avec des amis musiciens qu'il avait fait venir et qui étaient tous connectés en numérique et en Midi. Une séance de musique virtuelle en quelque sorte.
Un des enjeux de ce disque - et, en grande partie grâce à vous, une de ses réussites - était de savoir marier les sonorités plutôt froides d'instruments électroniques encore relativement primitifs à l'époque et ces rythmes chauds qui ont toujours influencé la musique de Robert Palmer. Ici, on trouve de la musique résolument tropicale (Pride, avec ses steel drums) mais aussi orientale (The Silver Gun, chanté phonétiquement en Urdu). Aviez-vous cet enjeu clairement à l'esprit alors et comment avez-vous procédé?
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DBF: Nous étions alors très intéressés par le mélange des sons acoustiques et électroniques. Robert était très fan du synthé PPG Wave 2.2 qui était le pinacle du genre avant l'arrivée des premiers samplers du genre Fairlight ou Synclavier. (Ce PPG lui avait été offert par sa femme Sue après le succès de l'album 'Clues', comme le confiait Palmer en 1986). Il avait beaucoup travaillé avec son ami Rupert Hine (musicien anglais, producteur réputé et l'un des artisans du retour de Tina Turner sur le devant de la scène en 1984 avec l'album 'Private Dancer', décédé en 2020) qui avait le même clavier et il avait obtenu de Wolfgang Palm, le créateur et fabricant du fameux PPG, qu'ils aient tous les deux une petite interface pour pouvoir échanger le data de leurs synthés. C'était très, très avant-gardiste pour l'époque car le travail musical collaboratif n'était pas encore techniquement possible.
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DBF: J'avais moi-même été le premier propriétaire en France d'une Linn Drum, première boite à rythmes numérique, et j'adorais ces mélanges de vrai et de faux, d'électro et d'acoustique. Nous étions six mois avant l'arrivée du Midi, une révolution dans le monde musical, permettant de connecter tous les synthés entre eux...
Une des autres caractéristiques de l'album est que les morceaux se fondent les uns dans les autres ou s'enchaînent de manière parfois assez abrupte. Il n'y a pas de blanc entre les titres. Etait-ce une volonté dès le départ? Pensez-vous que ce parti-pris vous a obligé à développer une certaine homogénéité du son, renforçant par là-même l'unité et la cohérence de l'album malgré l'éclectisme des genres musicaux, ce qui reste plutôt rare dans la discographie de Robert Palmer?
DBF: Non, ce n'était pas une volonté de départ. De manière générale, c'est au moment où l'on décide de l'ordre des chansons dans un album que l'on essaie aussi les transitions, souvent au dernier moment. La cohérence était plus au niveau du mixage car Robert, évidemment, connaissait tous les titres par coeur et savait comment il voulait les entendre.
Vous dîtes qu'il y a souvent "dix fois trop de choses" sur les bandes que l'on vous confie et que le secret d'un bon mix est de savoir "éliminer le superflu", par exemple en se référant à la démo d'origine. Etait-ce aussi le cas pour Pride?
DBF: Je pourrais aussi vous dire qu'un bon producteur - et c'était le cas - ne met jamais trop de choses inutiles dans les pistes de ses chansons... Là, il était surtout question d'avoir le meilleur son possible. C'était un vrai challenge pour moi face à un artiste de ce niveau.
Dans le mix final, il n'y a rien d'inutile mais l'album présente quand même une grande richesse et quelques "bidouillages" sonores intrigants, que ce soit les multiples superpositions de voix de Palmer sur la chanson-titre, l'enregistrement des ronflements de sa jeune fille Jane sur la transition avec le morceau suivant Deadline, le bruit d'un plongeon dans une piscine qui vient rythmer régulièrement la très belle ballade Want You More ou l'insertion des arrangements de Nelson Riddle pour la version d'Autumn Leaves par Frank Sinatra au beau milieu d'une rythmique d'inspiration pakistanaise sur The Silver Gun! Est-ce que toutes ces "trouvailles" et "astuces" ont fonctionné du premier coup ou sont-elles le résultat d'un travail long et délicat?
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DBF: Pour le mixage au studio Continental, Robert Palmer est arrivé avec des bandes analogiques que nous avons ensuite transféré en numérique. En fait, à part les voix à refaire et la fameuse session live, tout était déjà enregistré.
Existe-t-il des mixes alternatifs de l'album dont vous auriez gardé trace?
DBF: Non, tout est reparti dans ses cartons.
Une longue expérience vous ayant permis de "repérer d'emblée les bonnes chansons", quelles sont celles qui avaient votre préférence sur l'album et pourquoi?
DBF: Personnellement, j'adorais sa version de You Are In My System que je trouvais très dynamique, mais je n'ai pas passé assez de temps sur la production pour mettre le doigt sur les "tubes". J'étais surtout fasciné d'avoir eu la chance de travailler sur un projet international de cette envergure!
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Vous êtes justement crédité pour le remix long de six minutes de You Are In My System. Aviez-vous carte blanche ou, pour reprendre une de vos expressions, ne faisiez-vous que "devancer les désirs du producteur" Palmer? Plus généralement, l'exercice du remix, tel que fréquemment pratiqué pour les maxi 45T des années 80, vous intéressait-il?
DBF: L'exercice du remix était bien plus difficile à l'époque car nous travaillions avec des bandes magnétiques. Il fallait donc bien penser à quelles parties nous devions nous attaquer, lesquelles il fallait rallonger en mixant plusieurs sections d'une façon différente et les assembler ensuite... avec du scotch et des ciseaux!
Vous avez précédemment déclaré en interview qu'avec Johnny And Mary, Robert Palmer "a déterminé la couleur (musicale) de ce que l'on allait avoir pendant les cinq années suivantes." Aviez-vous cette ambition en travaillant sur Pride?
DBF: Absolument pas! J'étais déjà assez inquiet d'arriver à finaliser cet album avec un niveau de qualité international!
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En 1992, Palmer a publié le deuxième "volume" de sa compilation Addictions dans lequel il a fait remixer la plupart des chansons les plus anciennes de son catalogue. Il s'agissait sans doute de gommer des imperfections techniques liées aux matériels de l'époque et d'offrir un son plus contemporain à ceux qui découvraient tardivement son oeuvre. Pour You Are In My System, il a réenregistré sa partie vocale car il n'était pas totalement satisfait de l'originale. En revanche, il a tenu à conserver le mix d'origine pour la partie instrumentale, le trouvant toujours pertinent presque 10 ans plus tard. Avec un recul encore plus important, comment jugez-vous votre travail sur Pride? Changeriez-vous certaines choses si vous deviez réactualiser le mix en 2025 et, si oui, lesquelles?
DBF: Non, je ne crois pas... Etant donné que le projet était déjà en numérique, la seule chose que l'on pourrait faire de mieux aujourd'hui serait de le remixer en immersif, Dolby Atmos par exemple, pour avoir une image sonore sphérique et non plus stéréophonique.
Au final, que retenez-vous principalement de cette collaboration avec Robert Palmer? En est-il resté des enseignements qui ont pu se révéler utiles lors de projets ultérieurs, notamment lorsque vous avez franchi le pas menant d'ingénieur du son à producteur, à la fin des années 1980?
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DBF: Oui. Comme toujours, ce sont les gens simples et les choses simples qui donnent les résultats les plus durables, les plus agréables à écouter avec le temps...
Toujours actif, vous sentez-vous en phase avec les productions musicales actuelles? Quels sont les artistes, producteurs et techniciens dont le travail vous intéresse aujourd'hui?
DBF: Tout m'intéresse quand ça me "choque", c'est-à-dire quand ça provoque en moi une réaction positive ou négative, mais forte. Pour moi, le pire est de penser à autre chose quand on écoute de la musique... Il y a une quantité considérable de choses à découvrir aujourd'hui, et donc de gens talentueux derrière. Il faudrait juste avoir plus de temps pour avoir accès aux crédits des choses que l'on découvre et que l'on aime...
Après plus de cinquante ans de carrière, quel est le projet ou la période qui vous laisse les souvenirs les plus marquants? Hérouville? Les "années tubes"? L'aventure du Labomatic? Des rencontres?
DBF: Tous ces moments sont sources de souvenirs inouïs... mais ce qui me plaît le plus, c'est ce que l'on pas encore entendu!
Propos recueillis en mai 2025
Un immense merci à Dominique Blanc-Francard qui a puisé dans ses précieux souvenirs pour nous révéler les coulisses de la confection d'un album majeur dans la carrière de Robert Palmer. Au-delà de sa modestie non feinte et de son hommage appuyé à un artiste aventureux, peut-être alors au sommet de son ambition créative, on retiendra surtout la contribution essentielle de l'ingénieur Blanc-Francard à la définition d'un son de qualité qui, en dépit des nouvelles (r)évolutions techniques intervenues depuis la sortie du disque il y a plus de quarante ans, a passé avec succès la redoutable épreuve du temps.
Voir aussi :
- La Ballade de Robert Et Marie: Entretien Exclusif Avec Marie Léonor (2025)
- Eric "ET" Thorngren: Throwing Out Reality (Tape Op. Magazine - 2023)
- Wally Badarou 2023 Interview (The Guardian - 2023)