Chris Blackwell: L'Ile Aux Trésors
Le Jamaïcain blanc Chris Blackwell a créé Island Records en 1959. De Cat Stevens à U2, son label a accompagné l'essor de la scène pop-rock anglaise pendant 30 ans. Mais il restera surtout célèbre pour avoir révélé au monde entier un de ses compatriotes: Bob Marley.
Sans lui, la notoriété de Bob Marley n’aurait sans doute jamais dépassé les faubourgs de Kingston. Sans lui, U2 n’aurait peut-être pas franchi le cap du deuxième album, et des artistes comme Cat Stevens, Roxy Music ou Grace Jones n’auraient certainement pas connu la même carrière… Trente ans durant, Chris Blackwell a été, à la tête de son label Island Records, l’un des producteurs les plus intuitifs et audacieux de l’industrie musicale.
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Mais son premier « coup », c’est sur le tournage d’un film qu’il l’a réalisé. Et quel film ! Souvenez-vous : une plage de rêve. Ursula Andress sort de l’eau en chantonnant, des coquillages à la main… Cette scène mythique de Dr. No, le tout premier James Bond, on la doit – un peu – à ce Jamaïcain blanc débrouillard et très bien entouré. Alors âgé de vingt-quatre ans, c’est lui qui avait fait découvrir à l’équipe du film ce site paradisiaque. La bande-son aussi porte sa marque : sous sa casquette d’assistant-régisseur-conseiller, il présentera au compositeur Monty Norman quelques musiciens du cru, chargés de donner à la BO une couleur plus locale…
James Bond, la musique, le glamour, la Jamaïque. « Sa » Jamaïque. L’histoire de Blackwell peut se résumer à cela. Né le 22 juin 1937 à Londres, Christopher Blackwell n’est pas à proprement parler un enfant de la balle. Un père militaire, Joseph, issu d’une famille de négociants anglo-irlandais ; une mère richissime, Blanche Lindo, héritière d’une longue lignée de propriétaires de plantations en Jamaïque depuis le XVIIe siècle. L’amie des stars… Errol Flynn, dit-on, la demanda en mariage un genou à terre. Pendant des années, Katharine Hepburn, Laurence Olivier, Sean Connery, ou encore Elizabeth Taylor et Richard Burton séjourneront régulièrement à Bolt House, sa magnifique villa située au nord de l’île, ou chez son inséparable voisin, le dramaturge britannique Noël Coward. Un homme occupera une place particulière dans la vie de Blanche et de son fils : l’écrivain Ian Fleming, qui écrira tous ses James Bond dans sa somptueuse demeure jamaïcaine, Goldeneye. Une propriété que Blackwell rachètera un peu plus tard, pour la transformer en hôtel de luxe…
Mais en ces années 1950 finissantes, « CB » n’est qu’un jeune homme qui se cherche. Au rythme des « parties » légendaires de sa mère, Blackwell s’initie aux rites et codes de la « jet-set ». Quand il ne fait pas la fête, il enchaîne les petits boulots : agent immobilier, loueur de scooters, vendeur de climatiseurs… Ce fou de jazz commence surtout à gagner un peu d’argent grâce à la musique. Les 18.000 livres que Blanche lui a offertes pour ses dix-huit ans ont effet ouvert son horizon. Grâce à ce pactole, Chris voyage et ramène des Etats-Unis des disques de rhythm and blues, qu’il revend à bon prix aux DJ régnant alors sur les « sound systems », ces fêtes typiques de la Jamaïque, organisées en plein air. Le succès rencontré sur l’île par quelques-uns de ces titres l’incite à créer sa propre maison de disques. Enthousiasmé par Lance Hayward, un pianiste entendu dans un hôtel, Blackwell l’enregistre sur un coup de tête et produit son tout premier album. Nous sommes en 1959. Island Records – clin d’oeil à une chanson d’Harry Belafonte, Island In The Sun – vient de naître. « Je n’imaginais pas à quel point ce disque allait changer mon destin », reconnaîtra que l’on n’appelle pas encore « The Croc’ ».
Le crocodile… Dans ce monde de requins, le surnom traduit assez bien l’originalité d’un personnage au flair incroyable. Il laisse aussi supposer que ce séducteur-né sait montrer les dents pour tracer son chemin. En 1962, juste après l’indépendance de la Jamaïque, il fallait, c’est vrai, avoir du cran pour s’installer à Londres, et sillonner les banlieues en Mini Cooper pour vendre des disques de ska aux immigrés caribéens.
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Le vrai déclic va se produire un an plus tard. En 1963, Chris Blackwell tombe sous le charme d’une toute jeune fille à la voix haut perchée. Elle s’appelle Millie Small, est âgée de quinze ans, et, confusément, le patron d’Island Records sent qu’il tient là une pépite susceptible de séduire un public bien plus large que ses habituels « clients » jamaïcains. Le succès dépasse ses espérances. Propulsé à la deuxième place des charts britanniques, My Boy Lollipop, une gentille ritournelle R&B, s’écoulera à plus de 6 millions d’exemplaires dans le monde entier. Dès lors, tout va changer pour Chris Blackwell. « Millie m’a fait apparaître sur les radars, racontait-il récemment au magazine Men’s Journal, juste au moment où les Stones, Beatles, les Kinks, les Who et tant d’autres commençaient à exploser. Soudain, je faisais partie de ce monde-là… »
La suite de l’histoire ? Elle s’écrira principalement en Angleterre, où Island distribue de nombreux morceaux de blues et R&B américains, tout en accompagnant l’essor de la scène pop-rock : Blackwell produira avec succès Steve Winwood, Nick Drake, Cat Stevens, Fairport Convention, Roxy Music... Sans oublier pour autant ses racines jamaïcaines. Depuis l’apparition du reggae, à la fin des années 1960, « The Croc’ » est convaincu qu’il y a là un créneau à exploiter. Un mouvement puissant, rebelle, musicalement accessible, qu’il est possible d’assimiler à du « rock noir ». A condition de trouver le bon artiste pour l’incarner, et d’asseoir sa notoriété à coup de concerts explosifs.
Chris Blackwell a souvent raconté sa première rencontre avec Bob Marley et son groupe, les Wailers. « Dès qu’ils sont entrés dans mon bureau, j’ai senti chez eux une puissance, un charisme, confiait-il à Télérama dix ans après la mort de Marley. Ils étaient calmes, mais forts, très forts. Nous avons signé un contrat sur-le- champ. » Venus tout droit de Jamaïque, Bob Marley et les Wailers enregistrent depuis le début des années 1960 des morceaux appréciés sur l’île, mais qui demeurent confidentiels. Blackwell se souvient même avoir reçu en 1972 une bande « d’un certain Bob Marley », à laquelle il n’a pas prêté attention. Neuf ans plus tard, changement de décor. « Whitewell » (« bien blanc » surnom donné par un des Wailers, qui ne l’apprécie guère), comprend qu’il a trouvé sa perle rare. L’homme qui lui permettra de conquérir le public rock traditionnel. Afin d’« européaniser » son reggae – de le « traduire », dira Marley –, il convainc le groupe d’ajouter au mixage des solos de guitares et des synthétiseurs, le pousse à multiplier les concerts. On connaît le résultat : des millions de disques vendus à travers le monde, un artiste transformé en icône planétaire, et une rente perpétuelle pour le label…
Bien plus tard, celui qui détient encore 25 % des droits d’édition du catalogue Marley confessera que quelque chose s’était cassé après la mort de son artiste phare, le 11 mai 1981. « J’avais vécu une période tellement intense avec lui, connu un tel sommet, que par la suite j’ai eu du mal à m’enthousiasmer, plus rien ne m’excitait vraiment dans le “music business“… ». Ces années de deuil, Blackwell les traverse loin du reggae, aux côtés de Robert Palmer, de Grace Jones. De U2, surtout. Un groupe dont la musique ne lui plaît pas tant que ça, mais dont il perçoit le potentiel commercial avant les autres, et dont il accompagnera patiemment l’ascension… Même ses détracteurs le reconnaissent : durant sa carrière de producteur, le patron d’Island a toujours laissé du temps à ses artistes, pour peu qu’il soit convaincu de leur talent. « Si vous aimez vraiment la musique, a-t-il expliqué, alors la patience n’est pas un problème, parce que prenez plaisir à voir les choses prendre forme. »
Le crocodile aura connu quelques échecs, bien sûr. Lui-même admet être passé complètement à côté du punk – « je sais bien que le style et l’attitude sont essentiels dans ce business, mais pour moi, il manquait la musique ». Il a également raté des « monuments » comme les Pink Floyd, Dire Straits ou Elton John – qu’il jugeait trop timide pour faire de la scène !
Chris Blackwell n’a jamais vraiment expliqué ce qui l’avait poussé à se jeter dans les bras d’une major du disque. La lassitude, peut-être. Ou plus simplement l’appât du gain. Car le fou de musique, l’artisan relax aux tee-shirts usés, reste avant tout un homme d’affaires. En 1989, trente ans tout juste après la création de sa maison de disques, « CB » vend Island à Polygram pour 300 millions de dollars. Le début d’une nouvelle vie, pour celui qui n’avait jamais eu le sentiment « d’avoir un vrai travail ». Pendant huit ans, Blackwell continue de siéger, sans réelles fonctions opérationnelles, au board du label. Huit ans qui verront l’éclosion de nouveaux artistes comme Pulp ou PJ Harvey. Mais entre le « mogul aux pieds nus » et les pontes de Polygram, on ne parle pas toujours le même langage. « Les majors sont comme des supermarchés, résumera-t-il. Dans mon esprit, Island était plutôt une petite épicerie très chic… » Il tourne définitivement la page Island en 1997.
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On l’aurait deviné, l’homme n’est pas le genre à prendre sa retraite. Assis sur un confortable pactole – sa fortune personnelle est estimée à 80 millions de livres –, Chris Blackwell a récemment lancé sa propre marque de rhum jamaïcain, le Blackwell Black Gold. A soixante-dix-sept ans, « Mister Chris » règne surtout sur un petit empire hôtelier de luxe. Au milieu des années 1970, Bob Marley l’avait aidé à racheter Goldeneye. La mythique propriété de Ian Fleming est aujourd’hui le joyau de ses résidences destinées à une clientèle richissime. Bono, Sting, Mick Jagger sont des habitués des lieux. Keith Richards habite une villa voisine. Une dose de James Bond, de musique, un peu de glamour, et la Jamaïque… La belle vie.
Pascal Pogam (Les Echos - 2014)
Voir aussi :
- Island Records: Dénicheur Visionnaire De Talents Reggae (The Good Life - 2023)
- James Norton To Play Chris Blackwell In Forthcoming Bob Marley Biopic (2023)