Compass Point All Stars: Quand Le Meilleur Groupe Du Monde Se Trouvait Aux Bahamas
Il y a quarante ans, Chris Blackwell, fondateur d'Island Records, recrutait la crème des musiciens (Sly et Robbie ...) pour enregistrer avec Grace Jones dans son studio de Nassau, aux Bahamas. Et créait ainsi les Compass Point All Stars, qui virent affluer Mick Jagger ou James Brown. Le Français Wally Badarou en faisait partie.
La scène se déroule à Paris, en 1980. L’as du synthé Wally Badarou rejoint sa voiture après une session au studio Davout. Il n’a pas encore écouté la cassette enregistrée quelques mois plus tôt aux Bahamas, quand il a été appelé pour jouer des claviers sur le futur album de Grace Jones. Il n’a pas aimé l’expérience et il pense que le résultat est mauvais. Mais quand il glisse Warm Leatherette dans l’autoradio, c’est le choc. Le son, l’espace et la dynamique ; les fréquences, le feeling et le groove : rien ne ressemble à ce qu’il connait déjà. Warm Leatherette, de Grace Jones, est le premier disque sur lequel jouent les Compass Point All Stars, le groupe que Chris Blackwell avait réuni pour être « le meilleur du monde ».
Quarante ans plus tard, dans une brasserie parisienne, Wally Badarou entend encore les premiers mots de Chris Blackwell lui téléphonant : « Vous voulez combien ? » Combien pour prendre illico l’avion à destination de Nassau ? Trois ans plus tôt, le fondateur d’Island Records, qui a révélé Bob Marley et popularisé le reggae, puis lancé aussi bien King Crimson que Roxy Music, a aménagé ses propres studios d’enregistrement sur l’île, dans une villa proche d’une superbe plage tropicale. Les deux hommes ne se connaissent pas. Wally Badarou a été recommandé par Daniel Vangarde (père de Thomas Bangalter de Daft Punk), producteur des disques de Gibson Brothers et Ottawan sur lesquels le Français d’origine béninoise joue des claviers. C’est également son synthétiseur que l’on entend sur Pop Musik, le tube planétaire de M qui contribua à infiltrer la musique électronique dans le mainstream en 1979.
Chris Blackwell veut cette texture électronique dans le groupe qu’il prévoit d’installer aux Compass Point Studios, tout comme les studios de Stax, Motown et Muscle Shoals avaient leurs musiciens résidents dans les années 1960. Il recrute pour cela la meilleure rythmique reggae en activité, le batteur Sly Dunbar et le bassiste Robbie Shakespeare ; le percussionniste Uziah « Sticky » Thompson, qui fut un pionnier du ska ; enfin, les guitaristes Mikey Chung – pilier des studios de Kingston – et Barry Reynolds – alors musicien de Marianne Faithfull. Tout ce beau monde, ainsi que l’ingénieur du son Alex Sadkin, a rendez-vous avec Chris Blackwell et Grace Jones sur l’île de Nassau, début 1980.
Après avoir traversé l’Atlantique pour la première fois de sa vie, Wally Badarou arrive à Compass Point où... il ne trouve personne. Pendant quatre jours. Le temps de comprendre que la temporalité est différente aux Caraïbes et à Paris, il entame la première séance à reculons : « Je n’avais pas conscience de qui était Chris Blackwell, et Grace Jones chantait alors sur une musique disco qui était l’antithèse du funk sophistiqué et savant que j’affectionnais », raconte-t-il aujourd’hui. Sur la colline attenante, le producteur a fait bâtir une résidence, baptisée Tip Top, où logent les musiciens. Qui ne copinent pas.
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Souvent au milieu de la nuit, Grace Jones enchaîne les chansons comme cela se pratique dans les studios jamaïcains : « Blackwell passait les cassettes des chansons originales que Grace devait reprendre [de Roxy Music, Smokey Robinson, Tom Petty ou Jacques Higelin, ndlr], Sly et Robbie dodelinaient de la tête et, quand ils étaient prêts, on enregistrait en trois prises maximum, au-delà desquelles les Jamaïcains considèrent que le groove est mort. » L’album Warm Leatherette mais aussi son successeur – encore meilleur –, Nightclubbing, sont rapidement mis en boîte et Wally Badarou peut enfin rentrer chez lui. « Dans l’avion qui nous ramenait à New York, Blackwell m’a dit qu’il était certain d’avoir réuni le meilleur groupe du monde. Alors que j’étais persuadé du contraire. »
Chris Blackwell avait raison, comme souvent en matière de musique. Les sessions de janvier 1980, ensuite mixées par Alex Sadkin pour donner un maximum d’espace au son selon le principe du less is more, ont accouché de deux disques géniaux, fondateurs d’une pop mutante entre dub, rock et électro, au point que tout le monde voudra enregistrer avec le groupe désormais baptisé Compass Point All Stars. À commencer par Joe Cocker, cramé par l’alcool et les drogues, venu relancer sa carrière en enregistrant l’excellent Sheffield Steel avec cette fine équipe (ainsi que Jimmy Cliff et Robert Palmer aux chœurs). Curieusement, les disques de Grace Jones et Joe Cocker sont les trois seuls albums sur lesquels les Compass Point All Stars figurent au complet. Les agendas surchargés des musiciens (Wally Badarou faisait alors partie de Level 42) et leur complicité relative ne permirent pas de les réunir, même s’ils officiaient la majeure partie du temps à Compass Point dans les années 1980, puis plus ponctuellement jusqu’en 1995.
La compilation Funky Nassau – The Compass Point Story 1980-1986 (Strut, 2008) témoigne de la meilleure période avec des titres de Talking Heads, Tom Tom Club, Ian Dury, Chaz Jankel, Gwen Guthrie ou Lizzy Mercier Descloux. C’est aussi dans cet intervalle que U2 (October) et AC/DC (Back In Black), entre autres, y enregistrèrent des albums tout sauf tropicaux. Après quoi, le désintérêt de Chris Blackwell, tourné vers le cinéma, la mort d’Alex Sadkin en 1987 et des affaires de corruption au sein du studio ont précipité son déclin. Les clés ont finalement été confiées au producteur Terry Manning, qui y attira Mariah Carey, Céline Dion, Björk ou David Bowie période Tin Machine. Mais depuis 2010, la situation socio-politique et la violence grandissante aux Bahamas ne permettant plus de recevoir de telles stars, les studios sont fermés. Une partie est devenue le bureau d’une agence immobilière. Le reste est envahi par les herbes.
"J'ai commencé par détester cette période, pour diverses raisons matérielles, mais on a aussi vécu des moments de grâce, dit Wally Badarou. Pour en avoir parlé récemment avec Sly et Robbie, eux comme moi n’avions pas conscience de l’impact incroyable de ce que nous produisions à l’époque. C’est seulement dans les années 1990 que nous avons compris que nous avions formé un groupe. » Les Compass Point All Stars ont même enregistré un album, mais ce matériel est devenu Language Barrier, sous le seul nom de Sly And Robbie, produit en 1985 par Bill Laswell avec des invités tels que Bob Dylan, Herbie Hancock et Manu Dibango.
Au rayon des regrets, peut-être garde-t-il celui de ne pas avoir signé de disque avec James Brown, qui, venu lui aussi relancer sa carrière auprès des Compass Point All Stars, est reparti de Nassau après une embrouille sur le crédit des compositions. On paierait cher pour écouter les quatre enregistrements inédits du Godfather of Soul que Wally Badarou garde précieusement chez lui. Tout comme on voudrait entendre l’enregistrement qu’il conserve d’un bœuf avec Robert Palmer et Paul McCartney dans son appartement du Tip Top. Il y avait aménagé, pour y produire sa propre musique (écoutez ses albums Echoes et Words of A Mountain), un studio équipé des dernières technologies modulaires, si bien que Mick Jagger et Jeff Beck lui rendaient visite pour être au parfum.
Même si leurs pistes ont été captées séparément, les Compass Point All Stars sont tous réunis sur Hurricane, l’album de Grace Jones produit par Brian Eno en 2008. Et leur seul concert a été donné (sans Uziah « Sticky » Thompson, décédé en 2014) en mai 2019, à Londres, pour le 50e anniversaire d’Island Records. Wally Badarou admet que ce fut « émotionnellement très chargé ». Actuellement au travail sur le futur disque de la star techno Nina Kraviz, il a rendez-vous dans quelques semaines avec son « ami » Chris Blackwell, 82 ans. Ils parleront du bon vieux temps et surtout de l’avenir : en Jamaïque où il gère le luxueux hôtel GoldenEye, dans l’ancien manoir de Ian Flemming (créateur de James Bond), Blackwell s’est lancé... dans l’agriculture bio, et tente de convertir ses voisins paysans. Comme pour les Compass Point All Stars quarante ans plus tôt, il se pourrait bien qu’il ait encore raison.
Eric Delhaye (Libération - 2020)
Pour lire aussi le livret de la compilation Funky Nassau: The Compass Point Story 1980-1986, cliquez ici